
Saki :
En 1994, quel était votre premier contact avec l’animation japonaise ? Était-ce à travers la télévision, les VHS, ou d’autres médias ?
Izumi :
Le contact avec l’animation japonaise a commencé bien avant 1994 dans le courant des années 80, soit les nouveautés sur France 3, soit avec des rediffusions des animes tel que Goldorak, Candy, Cat’s Eye. L’arrivée de la 5 a permis la découverte d’animes plus diversifiés tel que les séries de magical girl (principalement Creamy Mami) mais également des séries plus proches de la société japonaise tel que l’adaptation de Touch. Là où les souvenirs sont plus problématiques, c’est ce qui se passait avec TF1 et la diffusion de série comme Miyuki ou Hi Atari Ryoko dans leur version originale. Bien entendu, l’arrivée des séries comme Dragon Ball, Captain Tsubasa ou Saint Seiya ont forcément joué un grand rôle. En 1994, je pense qu’entre les rediffusions de ces séries on pouvait trouver Sailor Moon et City Hunter, 2 autres grands piliers de l’époque. Les changements sont surtout apparus à partir de 1996 avec la sortie de série et non d’OAV en VHS.


Vous avez évoqué plusieurs séries marquantes des années 80 et début 90. Parmi celles qui étaient encore populaires en 1994, lesquelles pensez-vous ont eu le plus grand impact sur la manière dont l’animation japonaise était perçue en France à cette époque ?
Il y a 2 types d’impacts. Le premier est celui du grand public, à savoir Dragon Ball et dans une moindre mesure Sailor Moon. Le second impact, certainement plus difficile à évaluer, est celui pour les futurs grands fans d’animation, ces séries mainstream ne pouvant pas à elles seules consolider une passion à moyen terme. Je pense que sans Kimagure Orange Road, les adaptations déjà citées des mangas de Mitsuru Adachi et des shojos principalement représentés par Aishite Knight, il me semble difficile de pousser un peu plus loin la passion. De manière générale, toutes les séries ayant une empreinte beaucoup plus forte du contexte japonais de ces œuvres (social, décors, vie scolaire, …) ne pouvaient pas suffire. C’est assez visible dans les sujets des premiers fanzines dédiés tel qu’Animeland qui principalement traitait soit de ces séries, soit des OAV sortant uniquement en VHS. Les magazines de jeux vidéo ont également apporté une pierre à l’édifice, mais ils traitaient surtout des séries mainstream ou ayant un rapport avec le jeu vidéo (rien de surprenant). Les premiers mangas « plus adultes » qu’ils traitaient n’étaient au final pas massivement distribués hors de Paris et difficiles d’accès tant qu’on n’avait pas atteint un certain âge.


Vous avez mentionné l’importance des premiers fanzines et magazines spécialisés dans la construction de la culture anime en France. Comment ces publications ont-elles contribué à la découverte et à la diffusion d’œuvres plus confidentielles et moins accessibles que les grands succès de l’époque ?
Le contenu amateur était difficile d’accès à cette époque si l’on habitait en province, sans relation ou occasion de se rendre à Paris. Donc obtenir le fanzine Animeland avant sa diffusion en kiosque était impensable. Je pense donc qu’il est difficile de dire que ce ne sont pas les magazines de jeux vidéo les vrais vecteurs de la diffusion des mangas et animes en France. Ces derniers évoquaient l’existence des fanzines mais ne solutionnaient pas la problématique de leur acquisition. Les boutiques de VPC qui se sont montées à l’époque ont construit leurs catalogues avec les produits d’éditeurs « professionnels » et non aux productions amateurs. En région parisienne et dans une moindre mesure les plus grandes villes françaises, des événements amateurs ont forcément contribué à la diffusion. Ce n’était juste pas accessibles aux personnes de moins de 18 ans n’habitant pas à proximité et sans relation. Les événements marquants dans ce périmètre courant années 90 sont vraisemblablement le passage en kiosque d’Animeland puis dans une moindre mesure, la sortie de Manga Player sous l’impulsion du magazine Player One. Même si ce dernier est certainement moins impactant, il met en avant cette transition jeux vidéo – manga/anime. Le magazine de prépublication Kameha sorti plus tôt a probablement eu son petit effet mais comme il s’agissait de manga pour un public plus âgé et sponsorisé par une maison d’édition bien établie, il ne me semble pas être un acteur de premier plan.


Étant donné les obstacles à l’accès aux œuvres moins connues et aux productions amateurs à cette époque, comment les fans en province réussissaient-ils à approfondir leur passion pour l’animation japonaise avant l’arrivée massive d’internet ?
Toujours en restant autour de l’année 1994, les mangas sont considérés comme des bandes-dessinées (ne serait-ce que leur format qui, à part pour Dragon Ball, était un format standard franco-belge). Ce choix éditorial est clair même si impensable aujourd’hui. Ces mangas suivaient le même schéma d’édition que pour n’importe quel BD de n’importe quel pays édité en France. La plupart de ces mangas étaient également très portés SF (Akira, Appleseed, …) à destination d’un public forcément plus âgé. Encore une fois, seules les publications dans les magazines de jeux vidéo permettaient d’en connaitre l’existence. Malgré tout, il faut relativiser sur l’âge car c’était mon cas du fait d’avoir 12 ans en 1994. Quelqu’un de plus âgé pouvait potentiellement être plus au fait via les librairies (pour peu qu’on habite dans une ville). Je parle beaucoup du manga car pour l’animation, les seuls moyens de voir des vidéos étaient la télévision (déjà évoquée par les émissions jeunesses et quelques créneaux sur Canal +, mais ces derniers arriveront plutôt vers 1996) et bien entendu, les achats de VHS via la VPC. On a tendance à oublier qu’avant internet, la recherche d’information par soi-même était très difficile tant qu’on n’avait pas de voiture et qu’on ne se rendait pas dans une ville.


Vous avez mentionné que les magazines de jeux vidéo jouaient un rôle crucial dans la diffusion d’informations sur les mangas et les animes. Pouvez-vous expliquer comment ces magazines ont influencé votre découverte et votre compréhension de l’animation japonaise à cette époque ?
Question très complexe. Les magazines ont joué le rôle de liant entre ce que l’on voyait à la télévision et ce à quoi on jouait sur les consoles de l’époque, à savoir des jeux principalement japonais sur des consoles japonaises. La suite fut finalement logique. Plus les magazines raccrochaient les wagons entre les différents médias, plus cela donnait une vision globale aux lecteurs qui une fois en possession de l’ensemble des éléments, en demandaient plus, forçant les magazines à faire de même. En donnant envie aux lecteurs d’avoir des informations sur le Japon, il est devenu plus facile de parler en sujets divers des mangas sortant en France ou des dernières VHS d’anime pouvant intéresser le lectorat. Par plus facile, on pourrait aussi dire nécessaire car une frange du public, sur cet aspect tout du moins, en demandait plus. Cela se voit dans l’évolution des contenus des magazines au fil du temps, avec une accélération majeure à partir de 1994. Déjà avant, une rubrique intéressait forcément tous les lecteurs, à savoir les informations sur les jeux en import. Encore une fois, la barrière Paris/province joue certainement sur l’ampleur du phénomène (difficulté d’avoir les consoles pour jouer à ces jeux, prix des jeux supérieurs à ceux pour console française…). Me concernant, dès la Super Nintendo, j’ai commencé à m’intéresser à l’import via des jeux tels que Dragon Ball sur Super Famicom ou sur Super NES US, Final Fantasy 3 (6 au Japon). Donc il était déjà possible d’accéder à la langue japonaise, quand bien même je ne comprenais rien. Plus généralement, la rubrique import était également une excuse pour parler de jeux exotiques, principalement sur les consoles NEC (PC Engine, Duo, …). Ces dernières ont hébergé pas mal de jeux à licences moins connus en France et avec l’arrivée du support CD, des jeux dotés de cinématique d’animation. Ces jeux ont rapidement mis en avant des dessins très typés manga/anime et donc, le rapprochement était vite fait.


Vous avez mentionné que l’intérêt pour l’import de jeux vidéo a conduit à une exposition à la langue japonaise et à des œuvres moins connues en France. Comment cette exposition a-t-elle influencé votre perception de la culture japonaise et a-t-elle renforcé votre passion pour l’animation japonaise ?
Pas plus que ça mais forcément un peu. Je voyais les images dans les magazines, lisais les articles afin de savoir de quoi il en retournait et cela se terminait en se disant que je ne pourrais de toute façon pas y jouer car soit je n’avais pas la console, soit je n’allais pas acheter un jeu où la langue était discriminante. L’exemple de Final Fantasy 3 en anglais est en fait un des premiers jeux où la langue était primordiale et je la comprenais tout juste un peu (2-3 ans de collège tout au plus). Pour la langue japonaise, j’ai eu une mésaventure avec un RPG Dragon Ball sur Super Famicom où je n’ai jamais battu le premier boss ne comprenant pas ce qu’il fallait faire, faute de pouvoir le comprendre. À 600 francs le jeu à l’époque, cela fait mal. La principale influence si on veut en trouver une, c’est que les jeux d’import sur lesquels nous avions des informations permettaient d’obtenir des noms de licence ou d’artiste. A fortiori, dès que ces noms réapparaissaient d’une manière ou d’une autre dans un autre contexte, le rapprochement se faisait et pouvait entraîner l’envie de découvrir des nouveautés. Par contre, l’effet reste contenu car au final, peu de jeux ont entraîné des licences d’anime ensuite disponibles en France vu que soit il s’agissait d’OAV (donc format direct on video au Japon avec peu de chance d’arriver en France), soit de mangas (l’état du marché en 1994 ne permettait pas de sortir quoi que ce soit n’ayant pas de visibilité ou plutôt, les éditeurs prenaient déjà des risques sur des œuvres inconnues en faible quantité. Ils n’allaient pas chercher à adapter des mangas juste parce qu’il y a un jeu au Japon dessus). Il faut aussi avouer que pas mal de jeux se rapprochant le plus de l’animation, hors licence grand public évidente (Dragon Ball, Ranma, …), on touchait rapidement le type « Bishoujo game » avec ce que cela comporte comme risque et restriction.


Compte tenu des obstacles et des limitations que vous avez décrits, qu’est-ce qui a finalement été le plus déterminant pour vous dans le développement de votre passion pour l’animation japonaise au milieu des années 90 ?
Tout dépend de l’approche de la question et ce qui dépend de moi ou du contexte. Je pense que le fait d’apprécier majoritairement des oeuvres dessinées que manuscrites ou via des acteurs a fortement contribué. Sans cette sensibilité, difficile d’aller plus loin. Par contre, cela n’aurait jamais pu s’exprimer si l’histoire en aurait été autrement. J’ai pu visionner massivement des animes japonais dès mon plus jeune âge sans qu’il y ait de vide majeur, contrairement à ceux qui ont découvert Goldorak ou Candy tout début 80. J’ai donc « subit » l’augmentation croissante de la présence du Japon dans mes centres d’intérêt sans qu’au final elle puisse s’arrêter sauf de mon plein gré. Cela aurait pu se produire aux environs 96-97 avec Club Dorothée qui outre sa perte de vitesse sur la partie animation japonaise, s’est arrêté. La perte de vitesse s’observait via Animeland qui du fait de sa plus large diffusion, montrait des séries inédites en France qui n’allait pas avoir de diffusion télé. La transition était malgré tout faite via la hausse de la distribution de manga et l’arrivée de séries inédites complètes en VHS (en réponse plus ou moins indirect à la décroissance de séries diffusées à la télévision). Autre point important, à partir de ma 3ème et la suite, l’école fait à la fois en sorte que l’on doive se rapprocher de ville de plus en plus importante et les possibilités de rencontres de personnes également passionnées augmentaient. Cela fait qu’on élude pas mal de chose car derrière toutes ces avancés se cache en fait les problématiques de l’image des animes en général puis du manga. Les différents scandales de ces années (le film Otaku, Hokuto no Ken, Angel chez Tonkam, …) ou encore la loi sur les quotas de productions françaises diffusés à la télé ont pas mal joué, en bien comme en mal, dans la diffusion et donc mon approche à l’animation.


Vous avez mentionné l’importance des rencontres avec d’autres passionnés dans le développement de votre intérêt pour l’animation japonaise. Comment ces échanges ont-ils influencé votre perception des animes et ont-ils conduit à la découverte de nouvelles œuvres ou à un changement dans votre façon de les apprécier ?
Ces interfaces sont surtout apparues après 1995-1996. Ils ont forcément eu pour effet d’élargir le champ du possible. Comme il était impossible d’être au courant de tout et surtout de tout acheter faute d’argent (adolescent), les relations étaient indispensables pour se prêter des oeuvres, des jeux et échanger son avis sur tous les sujets. Le cercle était forcément très restreint, ne serait-ce parce qu’encore une fois, la localisation géographique avait le même impact pour tout le monde. Le même schéma se reproduit pour chacun mais plus on est nombreux, plus il y a de chance qu’une personne ait de la famille, des amis ou tout simplement ait l’occasion de se rendre dans des villes. Idem pour le pouvoir d’achat, dépendant des parents. Il ne faut pas non plus négliger l’âge et la perception de ce type de loisir au fur et à mesure que l’on avance dans sa scolarité, quand bien même énormément de personne regardait encore des émissions typées « jeunesse ». Pour revenir sur la question du développement de l’intérêt, les personnes rencontrées dans cette période et même après n’ont fait qu’élargir mes connaissances, faciliter l’accès à des mangas et des jeux (peu de vhs d’anime. J’étais même un des seuls à en acheter régulièrement à partir de 1996-1997).


Vous avez mentionné que vous étiez l’un des seuls à acheter régulièrement des VHS d’anime à partir de 1996-1997. Comment cela a-t-il influencé votre rôle dans votre cercle de passionnés et votre propre rapport à l’animation japonaise ?
Plus que mes achats, je pense que c’est mon caractère qui a aidé. Je n’avais pas de problème à assumer cette passion ayant à la fois des amis dont ce n’était pas l’intérêt principal et des amis ayant une appétence forte. Cela était d’ailleurs plus facile de rencontrer d’autres passionnés via ceux qui ne l’étaient pas, servant d’entremetteurs. Par contre ce n’était pas forcément simple pour tout le monde, encore une fois à cause de l’image plus ou moins bonne de ce loisir mais surtout son caractère, sans rapport direct avec cette passion. Bref forcément en lisant de plus en plus de manga, regardant de plus en plus d’anime, tout en continuant à jouer aux jeux vidéo et en m’informant régulièrement, il fallait que je trouve des personnes ayant accès à des œuvres vraiment différentes des miennes pour pouvoir en apprendre plus. Cependant cela a toujours été le cas donc je n’ai que rarement eu l’effet de « mentor ». Encore une fois, en période de forte croissance avec une incapacité d’accéder à tout, personne ne pouvait se venter d’avoir tout vu ou tout lu. Seule la différence d’âge jouait. À partir de fin 90, début 2000, c’est l’accès à internet qui a principalement joué mais cela sort du périmètre de l’échange.


Avec le recul, comment évaluez-vous l’impact de cette époque (les années 90) sur la perception et la diffusion de l’animation japonaise en France aujourd’hui ?
Pour être un peu provocateur et sans idéaliser, je dirais faible. Les impacts sont à chercher au niveau financier et des acteurs du marché, souvent issus de cette période : poste à responsabilité chez les éditeurs ou les sites de streaming, organisateurs de convention, intervenants, … Pour le côté financier, c’est forcément parce qu’il a fallu un démarrage de la croissance et de l’offre que les années 90 ont été charnières, et donc les clients de l’époque. Pour être un peu moins matérialiste, forcément, les enfants de l’époque ont une plus grande facilité à accepter que leurs enfants accèdent à des œuvres japonaises sans préjugés, voire continuent d’en regarder ponctuellement. C’est ce qui ressort généralement comme avis, mais je pense qu’il ne doit pas être totalement faux vu les témoignages que j’ai. Ce qui me semble intéressant aujourd’hui, ce serait de mesurer réellement ce qu’il en reste. Est-ce que les personnes de ces générations continuent de consommer régulièrement, sont allées plus loin au fil du temps plutôt que s’en désintéresser, etc.
